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: Sun Apr 10 01:02:17 2016
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La Columbiad

La Columbiad

L'opration de la fonte avait-elle russi? On en tait rduit de simples conjectures. Cependant tout portait croire au succs, puisque le moule avait absorb la masse entire du mtal liqufi dans les fours. Quoi qu'il en soit, il devait tre longtemps impossible de s'en assurer directement.

En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en oprer le refroidissement. Combien de temps, ds lors, la monstrueuse Columbiad, couronne de ses tourbillons de vapeurs, et dfendue par sa chaleur intense, allait-elle se drober aux regards de ses admirateurs? Il tait difficile de le calculer.

L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps une rude preuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit se rtir par dvouement. Quinze jours aprs la fonte, un immense panache de fume se dressait encore en plein ciel, et le sol brlait les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de Stone's-Hill.

Les jours s'coulrent, les semaines s'ajoutrent l'une l'autre. Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient leur frein.

Nous voil au 10 aot, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois peine nous sparent du premier dcembre! Enlever le moule intrieur, calibrer l'me de la pice, charger la Columbiad, tout cela est faire! Nous ne serons pas prts! On ne peut seulement pas approcher du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voil qui serait une mystification cruelle!

On essayait de calmer l'impatient secrtaire sans y parvenir, Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde irritation. Se voir absolument arrt par un obstacle dont le temps seul pouvait avoir raison, le temps, un ennemi redoutable dans les circonstances, et tre la discrtion d'un ennemi, c'tait dur pour des gens de guerre.

Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un certain changement dans l'tat du sol. Vers le 15 aot, les vapeurs projetes avaient diminu notablement d'intensit et d'paisseur. Quelques jours aprs, le terrain n'exhalait plus qu'une lgre bue, dernier souffle du monstre enferm dans son cercueil de pierre. Peu peu les tressaillements du sol vinrent s'apaiser, et le cercle de calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se rapprochrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et, le 22 aot, Barbicane, ses collgues, l'ingnieur, purent prendre place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill, un endroit fort hyginique, coup sr, o il n'tait pas encore permis d'avoir froid aux pieds.

Enfin! s'cria le prsident du Gun-Club avec un immense soupir de satisfaction.

Les travaux furent repris le mme jour. On procda immdiatement l'extraction du moule intrieur, afin de dgager l'me de la pice; le pic, la pioche, les outils tarauder fonctionnrent sans relche; la terre argileuse et le sable avaient acquis une extrme duret sous l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce mlange encore brlant au contact des parois de fonte; les matriaux extraits furent rapidement enlevs sur des chariots mus la vapeur, et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de Barbicane si pressante, et ses arguments prsents avec une si grande force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du moule avait disparu.

Immdiatement l'opration de l'alsage commena; les machines furent installes sans retard et manoeuvrrent rapidement de puissants alsoirs dont le tranchant vint mordre les rugosits de la fonte. Quelques semaines plus tard, la surface intrieure de l'immense tube tait parfaitement cylindrique, et l'me de la pice avait acquis un poli parfait.

Enfin, le 22 septembre, moins d'un an aprs la communication Barbicane, l'norme engin, rigoureusement calibr et d'une verticalit absolue, releve au moyen d'instruments dlicats, fut prt fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune attendre, mais on tait sr qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T. Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait heureusement conserv, le secrtaire du Gun-Club, comme un nouvel rostrate, et trouv la mort dans les profondeurs de la Columbiad.

Le canon tait donc termin; il n'y avait plus de doute possible sur sa parfaite excution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi qu'il en et, s'excuta vis--vis du prsident Barbicane, et celui-ci inscrivit sur ses livres, la colonne des recettes, une somme de deux mille dollars. On est autoris croire que la colre du capitaine fut pousse aux dernires limites et qu'il en fit une maladie. Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnt deux, son affaire n'tait pas mauvaise, sans tre excellente. Mais l'argent n'entrait point dans ses calculs, et le succs obtenu par son rival, dans la fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas rsist, lui portait un coup terrible.

Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait t largement ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se comprendra sans peine.

En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des tats-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'tait prodigieusement accrue pendant cette anne, consacre tout entire aux travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent cinquante mille mes. Aprs avoir englob le fort Brooke dans un rseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre qui spare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers neufs, des places nouvelles, toute une fort de maisons, avaient pouss sur ces grves nagure dsertes, la chaleur du soleil amricain. Des compagnies s'taient fondes pour l'rection d'glises, d'coles, d'habitations particulires, et en moins d'un an l'tendue de la ville fut dcuple.

On sait que les Yankees sont ns commerants; partout o le sort les jette, de la zone glace la zone torride, il faut que leur instinct des affaires s'exerce utilement. C'est pourquoi de simples curieux, des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les oprations du Gun-Club, se laissrent entraner aux oprations commerciales ds qu'ils furent installs Tampa. Les navires frts pour le transportement du matriel et des ouvriers avaient donn au port une activit sans pareille. Bientt d'autres btiments, de toute forme et de tout tonnage, chargs de vivres, d'approvisionnements, de marchandises, sillonnrent la baie et les deux rades; de vastes comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'tablirent dans la ville, et la Shipping Gazette* enregistra chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.


Tampa-Town, aprs l'opration.

Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci, en considration du prodigieux accroissement de sa population et de son commerce, fut enfin relie par un chemin de fer aux tats mridionaux de l'Union. Un railway rattacha la Mobile Pensacola, le grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se dirigea sur Tallahassee. L existait dj un petit tronon de voie ferre, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce bout de road-way qui fut prolong jusqu' Tampa-Town, en vivifiant sur son passage et en rveillant les portions mortes ou endormies de la Floride centrale. Aussi Tampa, grce ces merveilles de l'industrie dues l'ide close un beau jour dans le cerveau d'un homme, put prendre bon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnomme Moon-City* et la capitale des Florides subissait une clipse totale, visible de tous les points du monde.

Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalit fut si grande entre le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se virent dbouts de leurs prtentions par le choix du Gun-Club. Dans leur sagacit prvoyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait gagner l'exprience tente par Barbicane et le bien dont un semblable coup de canon serait accompagn. Le Texas y perdait un vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement considrable de population. Tous ces avantages retournaient cette misrable presqu'le floridienne, jete comme une estacade entre les flots du golfe et les vagues de l'ocan Atlantique. Aussi, Barbicane partageait-il avec le gnral Santa-Anna toutes les antipathies texiennes.

Cependant, quoique livre sa furie commerciale et sa fougue industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde d'oublier les intressantes oprations du Gun-Club. Au contraire. Les plus minces dtails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la passionnrent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un plerinage.

On pouvait dj prvoir que, le jour de l'exprience, l'agglomration des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient dj de tous les points de la terre s'accumuler sur l'troite presqu'le. L'Europe migrait en Amrique.

Mais jusque-l, il faut le dire, la curiosit de ces nombreux arrivants n'avait t que mdiocrement satisfaite. Beaucoup comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les fumes. C'tait peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut admettre personne cette opration. De l maugrement, mcontentement, murmures; on blma le prsident; on le taxa d'absolutisme; son procd fut dclar peu amricain. Il y eut presque une meute autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane, on le sait, resta inbranlable dans sa dcision.

Mais, lorsque la Columbiad fut entirement termine, le huis clos ne put tre maintenu; il y aurait eu mauvaise grce, d'ailleurs, fermer ses portes, pis mme, imprudence mcontenter les sentiments publics. Barbicane ouvrit donc son enceinte tout venant; cependant, pouss par son esprit pratique, il rsolut de battre monnaie sur la curiosit publique.

C'tait beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre dans ses profondeurs, voil ce qui semblait aux Amricains tre le ne plus ultra du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne voult se donner la jouissance de visiter intrieurement cet abme de mtal. Des appareils, suspendus un treuil vapeur, permirent aux spectateurs de satisfaire leur curiosit. Ce fut une fureur. Femmes, enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pntrer jusqu'au fond de l'me les mystres du canon colossal. Le prix de la descente fut fix cinq dollars par personne, et, malgr son lvation, pendant les deux mois qui prcdrent l'exprience, l'affluence les visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser prs de cinq cent mille dollars*.

Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les membres du Gun-Club, avantage justement rserv l'illustre assemble. Cette solennit eut lieu le 25 septembre. Une caisse d'honneur descendit le prsident Barbicane, J.-T. Maston, le major Elphiston, le gnral Morgan, le colonel Blomsberry, l'ingnieur Murchison et d'autres membres distingus du clbre club. En tout, une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de mtal. On y touffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement! Une table de dix couverts avait t dresse sur le massif de pierre qui supportait la Columbiad claire a giorno par un jet de lumire lectrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les meilleurs vins de France coulrent profusion pendant ce repas splendide servi neuf cents pieds sous terre.


Le festin dans la Columbiad.

Le festin fut trs anim et mme trs bruyant; des toasts nombreux s'entrecroisrent; on but au globe terrestre, on but son satellite, on but au Gun-Club, on but l'Union, la Lune, Phoeb, Diane, Sln, l'astre des nuits, la paisible courrire du firmament! Tous ces hurrahs, ports sur les ondes sonores de l'immense tube acoustique, arrivaient comme un tonnerre son extrmit, et la foule, range autour de Stone's-Hill, s'unissait de coeur et de cris aux dix convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.

J.-T. Maston ne se possdait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula, s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile tablir. En tout cas, il n'et pas donn sa place pour un empire, non, quand mme le canon charg amorc, et faisant feu l'instant, aurait d l'envoyer par morceaux dans les espaces plantaires.